Je me souviens que lorsque ma mère est entrée à l’hôpital,
bien plus gravement malade qu’on ne le pensait, je lisais l’œuvre au noir, de
marguerite yourcenar. Je me souviens qu’à l’annonce par le médecin de son état
critique, je n’ai plus réussi à lire une seule ligne et ce pendant de longs
mois, bien au delà de sa mort. Il n’y avait plus de place dans ma vie, dans ma
tête pour ce qu’était la lecture pour moi et que je découvrais avec cette
impossibilité.
Depuis que j’avais six ans et que je savais lire couramment
des livres sans images, j’avais toujours eu un livre en cours, voire deux,
trois de front. J’avais quarantre trois ans et le processus s’arrêtait !
C’était désemparant et inquiétant, car je m’aimais beaucoup en lectrice. Mais
je n’y arrivais plus, tout me tombait des mains. Je savais que je lisais pour
échapper au monde, à la vraie vie, tout en sachant que la lecture m’y ramenait
de manière plus intelligente … je découvrais que je lisais aussi pour échapper à
ma mère ! Cette construction enfantine m’aparaissait tout à fait
clairement, maintenant que je n’arrivais plus à lire et qu’elle n’était plus là.
La lecture, c’était comme Alice, j’entrais
dans le rabbit’s hole et n’y étais plus pour personne, pour elle. J’échappais à
son regard omniprésent, omniscient. J’étais en vacances, en vacance. Il n’y
avait plus de regard auquel se soustraire (dans le premier jet, j’ai écrit se
soumettre, j’en tombe de ma chaise !). C’était aussi possible, car
j’échappais avec la permission maternelle. Je lisais, ce qui pour elle était la
preuve et la fierté qu’elle m’avait bien élevée (ce qui est vrai), je lisais ce qu’elle ne pourrait jamais
lire, elle m’avait donné les clefs pour
lui échapper, ce fut un gouffre de tristesse, pour elle, pour moi, jamais
comblé.
Alors pendant de longs mois, j’ai juste eu envie de lire. J’achetais
des livres, les commençais, c’est tout. Je n’entrais dans rien, le trou c’était
refermé, me laissant à l’extérieur, assise dans l’herbe, regardant le paysage, moi
qui n’aime pas ça ! Libre d’aller jouer avec les autres, mais je n’aime
pas trop ça non plus !
Je me suis remise à lire … Je ne sais plus comment, Marguerite
Duras, la vie matérielle que j’achetais pour la deuxième fois sans m’en
apercevoir, à nouveau et complètement séduite par quelques mots lus au hasard
dans une librairie, je me souviens très bien m’être dit alors que j’avais envie
de ces mots, là, maintenant … C’est en rentrant à la maison que f. m’a dit
qu’on l’avait déjà et que je l’avais déjà lu. En effet ! Et puis il était Dix
heures et demi du soir en été et le souvenir des litres de manzanilla très frais.
Ce sera aussi l’année de l’éloge de l’ombre, une belle année, finalement.
Plus tard, j’ai recommencé l’œuvre au noir, fini l’œuvre au
noir …, relu pour la quatrième fois Hadrien, plongée dans les nouvelles
orientales. Tout était revenu, différemment, sûrement. …
J’aime les marguerites.
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