f. trouve les bobos complexes : ils portent des gants
sans doigts, mais des chaussettes avec ! Avec mes gants sans doigts, mais
de si belle couleur, je lis debout dans le train qui me mène à la ville, au
travail, à la longue journée qui aujourd’hui est pluvieuse.
C’est le temps des soupes, des légumes racines, des
topinambours, que je ne peux plus manger sans penser à mon père.
Je me souviens que lorsqu’il habitait là-bas, seul et moi
ici avec f. nous nous téléphonions au moins une fois par semaine et toujours le
dimanche en début de soirée. Nous nous racontions la semaine, ce qu’on allait
manger le soir … Ce soir-là, je lui dis que j’ai acheté des topinambours, et la
conversation roule sur d’autres choses. Puis, très sérieusement, il me dit que
si nous avons des soucis d’argent, il faut que je le lui dise, qu’il peut nous
aider. Je le remercie de cette prévenance, le rassure en lui disant que tout va
bien, qu’il ne faut pas qu’il s’inquiète, qu’il n’y a aucune raison. Mais si,
me dit-il, si vous en êtes réduits à manger des topinambours ! Mon père
avait neuf ans quand la guerre a éclaté. S’il a pu dire que c’était une période
assez gaie, pour un petit garçon de neuf ans, d’être réfugié à la campagne,
sans trop d’école, et avec les copains à courir les champs et faire des
bêtises, ça a aussi voulu dire pour la famille quitter sa maison à cause des
bombardements, vivre quelques kilomètres plus loin, à la campagne, essayer de
trouver à se loger, du travail, de quoi manger et tous les jours, manger des
topinambours qui vous torturaient les intestins.
Il n’a donc jamais été possible pour moi de lui faire
comprendre que les topinambours, aujourd’hui, valaient plus chères que les
pommes de terre et que j’en mangeais, car j’aimais ça, que je savais les
cuisiner sans qu’il y ait d’effets secondaires néfastes. Non, non, rien
ni personne ne me forçait. Il avait toujours pensé que sa fille pouvait être un
peu bizarre. Là, il tenait une preuve supplémentaire et flagrante de ce fait.
Il riait de mon mauvais goût alimentaire. Je riais de son amour immodéré des
seules pommes de terre. Il me demandait de lui promettre de ne jamais lui faire
manger de ce maudis légume. Je promis.
Je me souviens aussi qu’il nous avait fait, à ma mère et à
moi, le gâteau que sa mère lui faisait pendant la guerre et qu’il adorait.
Décontenancées, nous nous étions retrouvées devant une chose grisâtre entre
pain et cake. Je crois que c’était fait uniquement avec de la farine de sarrasin,
de l’eau, du lait et des œufs ; évidemment, il n’y avait pas de sucre. C’était
pour le moins austère, mais il n’y avait pas d’autre alternative que de dire
que c’était bon. Emettre l’idée de le manger avec de la confiture était une
sorte de trahison. On avait quand même fini dans un fou rire, car au deuxième
service, l’une de nous deux (laquelle, je ne sais plus) avait dit que quand même,
c’était dégueulasse.
Un peu comme f. qui mangeait pour la première fois, chez une
amie, de la glace à la violette et cela lui était venu comme un cri du cœur.
C’est en relisant le sel de la vie, que ces choses me
reviennent, car j’y retrouve la Bretagne, la nourriture, les souvenirs et les
fous rires : « …mettre un parfum qui s’oublie, savoir se faire oublier,
amuser la galerie, soulever un enfant en protestant de son poids mais éviter de
l’ennuyer par des questions idiotes, se demander où l’on était avant de naître
plutôt que ce que l’on deviendra après la mort, froisser du papier journal,
découper des images et faire des collages, décollent en avion ou atterrir,
regarder avec convoitise les plats servis à ses voisins, observer la démarche
des passants et faire de la psychologie sauvage, attendre à la terrasse d’un
café, se dire qu’il faudrait faire de la gymnastique, penser parfois à respirer
profondément, mettre à plat un trombone, monter à la main une mayonnaise ou des
œufs en neige, boire quand on a très soif, n’avoir jamais honte d’être soi… »
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